Animation offensive de l’Inter : du mécanisme à l’organisme
« Les systèmes de jeu n’existent plus ». Cette observation de Luciano Spaletti, s’est vérifiée lors du spectaculaire Inter – Juve. L’Inter a proposé de multiples organisations offensives pour se sortir de l’étau adverse. Aux frontières de l’absurde et avec un certain risque. Les transitions et la profondeur devenant des enjeux primordiaux pour progresser sur le terrain, bien au-delà de l’aspect strictement positionnel.
Formule de base
Entamant la saison par six clean sheets, la Juve de Thiago motta a trouvé son équilibre dans une formule mixte, avec certaines caractéristiques d’une défense en zone (focalisés sur l’occupation de l’espace, en fonction de la position la balle) et d’autres d’une défense orientée sur l’homme (le cœur du jeu turinois se calque sur celui de l’adversaire). Dans ce contexte, l’Inter, dont le 3-1-4-2 est en apparence mécanisé et inamovible, ne peut pas se permettre de donner à la fois des repères spatiaux et individuels à l’adversaire (untel prend untel, dans telle zone), sous peine d’être totalement éteint.
Lorsque l’Inter attaque dans sa formule de base (3-1-4-2), le cœur du jeu [Zielińksi (MdF) – Barella (MCD) – Mkhitaryan (MCG)] était pris homme pour homme par [Fagioli (MOC) – Locatelli (MCG) – Mc Kennie (MCD)].
Inzaghi, comme il en a l’habitude, va injecter des variations dans son animation offensive pour perturber ce schéma, attendu par les Turinois. Au moment de sortir le ballon, l’Inter déploie d’abord son traditionnel 3-1-4-2, dans lequel le Polonais Zielińksi remplaçait Çalhanoğlu, blessé, en pointe basse.
On le voit ci-dessus, les ailiers Conceição (droit) et Weah (gauche) avaient un rôle relativement zonal, et coupaient les liaisons verticales [Bastoni – Miki] et [Pavard –Barella], et la liaison vers le latéral intériste, dans la mesure du possible, en fonction de la position de la balle.
Le relayeur côté ballon étant sensé serrer de près Miki ou Barella, le relayeur côté opposé devenait alors un 6 et apportait son concours à la défense, à deux contre deux face à Thuram et Lautaro. Le tout en ayant la volonté de jouer un nécessaire hors-jeu, face aux nombreuses projections de l’Inter, pour raccourcir le bloc, et mettre, si nécessaire, tous les attaquants en position illicite.
4-0-2-4
Face à ce pressing et une fois installé dans le camp adverse, l’Inter déploie une première variation collective, qu’on pourrait appeler 4-2-4 :
- Zielińksi (pointe basse) venait se positionner aux côtés de De Vrij comme un central droit, alors que Bastoni et Pavard devenaient les latéraux d’une défense à quatre
- Dumfries et Di Marco devenaient alors les véritables ailiers (et des ailiers particulièrement plongeants) d’un 4-2-4. Ou plutôt d’un 4-0-2-4…
- …tant le (désormais) cœur du jeu à deux [Mkhitaryan – Barella] se tenait haut sur le terrain, laissant volontairement un énorme trou, là où se situe normalement la pointe basse (Zielińksi), dont on a vu que la Juve avait prévu de la marquer individuellement avec Fagioli.
Un parti pris surprenant, et à double tranchant :
- D’une part, négativement : l’Inter se trouvait sous une pression totale, avec bientôt ses quatres attaquants hors-jeu
- D’autre part, positivement : à condition qu’il arrive (via son gardien) à sortir de cette pression, il suffit de trouver un seul membre de cette ligne d’attaque fournie, lancé en profondeur pour casser le hors-jeu de la Juventus. Provoquant logiquement le recul de la défense, et mécaniquement, du bloc
Sur un premier temps de jeu, en tout début de match, Sommer, totalement privé, à la fois de solutions courte et longue par cette pression, n’a d’autre choix que de jouer Barella dans les pieds.
Dès le temps de jeu suivant, sur le coup-franc, ce parti pris risqué va cette fois-ci payer, comme les incessantes variations qui empêchent la Juve d’avoir des repères clairs au moment de défendre.
Organisés, donc, en 4-0-2-4, les Interistes entament une possession autour du bloc d’une Juve qui s’organise (on l’a vu avec ses marquages) pour empêcher tout relai intérieur.
Quand Zielińksi va chez Pavard, Barella vient se rapprocher de lui, quasiment sur la même ligne horizontale, alors que Dumfries est quasiment sur la même ligne verticale que le Français.
Pavard va prendre appui sur le piston néerlandais, et attaquer lui-même la profondeur.
D’ailleurs, la menace profondeur de Dumfries est constante, on le voit à sa prise de balle ci-dessous, même servi dans les pieds, il feinte la prise de balle orientée vers l’avant.
Dans le même temps, Barella vient prendre la place du Français au large, dans ce mouvement rotationnel. C’est lui qui le sert depuis cette position large.
On rappelle que sur la séquence précédente, l’iconoclaste projection interiste « force » la Juve à mettre quatre joueurs hors-jeu… Mais qu’un seul trouvé en position légale suffirait à réintégrer tous les autres au jeu.
De quoi comprendre la prudence de Danilo, que l’Inter provoque, on le voit ci-dessus, avec Di Marco, Thuram et Lautaro à la limite du hors-jeu.
Lorsque Dumfries, traqué par Cabal (latéral gauche) joue en retrait, Danilo tente le hors-jeu, mais à contre-temps.
Le Brésilien, bien obligé de fermer le bloc, remonte légèrement en retard, pour limiter l’espace légal de ses adversaires.
Problème, alors que Pavard (en théorie défenseur central) attaque la profondeur, Weah (ailier) stoppe sa course croyant pouvoir intercepter le cuir. Mal lui en prend : Pavard est trouvé lancé par Barella, et Danilo a un temps de retard.
Par son organisation, en théorie, absurde (4-0-2-4), l’Inter perturbe la Juve en ne lui opposant pas ce qu’elle attend : Des points de repères.
Inspiré sur son geste final, Pavard choisit le retrait et surprend Danilo et Kalulu qui ont logiquement suivi la course de Lautaro, qui rompt vers le but, alors que Thuram produit l’appel inverse. Hors du champ de vision de Danilo, le Français arrive en premier et obtient la faute, alors que le Brésilien tente de couper la trajectoire. Le penalty permet à l’Inter d’ouvrir le score.
4-1-5 : l’anti hors-jeu et l’anti-marquage
Sur le temps de jeu qui mène au 2-2, l’Inter déploie un autre « système », qu’on peut qualifier de 4-1-2-3, ou de 4-1-5.
Partant d’abord dans une sorte de 4-3-3, avec deux avant-centres, et un seul ailier (gauche, Dimarco), l’Inter va faire reculer la défense et par conséquent le bloc Turinois, petit à petit, sans pour autant jamais chercher de jeu intérieur.
Au départ avec une défense à quatre [Bastoni – De Vrij – Pavard – Dumfries], alors que [Zielińksi – Miki – Barella] formaient le milieu, l’Inter va injecter quelques rotations à l’initiative de son défenseurs français.
Juste après sa passe pour Dumfries dans les pieds, Pavard prend l’initiative de joindre la ligne d’attaque, et Barella rentre (comme latéral droit) dans une défense dans laquelle Zielińksi est venu se glisser comme DC droit, alors que Di Marco rejoint peu à peu un poste d’ailier gauche.
L’inter n’a plus grand chose à voir avec son 3-1-4-2 initial.
Peu à peu, l’Inter passe en 4-1-5, avec Mkhitaryan en seul milieu, et Pavard attaquant intérieur droit. À mesure que le système change, Pavard et Lautaro deviennent presque les deux relayeurs d’un 4-1-2-3, dont l’attaque est désormais Di Marco – Thuram – Dumfries. L’Inter bouleverse les repères des Turinois avec cette approche inattendue. Il convient de rappeler que si la Juve intercepte, Locatelli et Mc Kennie deviennent alors des relais privilégiés à toucher (il n’y a quasiment pas de milieu en face) pour contre-attaquer. Mais cela implique que la défense reste relativement haute, et gère le sous-nombre, face à ces cinq attaquants.
Malgré l’absence d’option pour jouer intérieur (le levier le plus commun pour progresser), les Nerazzurri parviennent à s’installer dans le camp turinois et à progresser de 50m. Une fois en place, le 4-1-5 est très difficile à gérer pour la Juve : La multitude de candidats (cinq) à un ballon en profondeur rend le hors-jeu très touchy : il suffit d’en trouver un seul dans le dos pour que tout le monde soit remis en jeu. Une menace dissuasive, comme on l’a vu plus haut.
Dans la réalité, les Turinois cèdent à la projection iconoclaste de ce 4-1-5, et leurs ailiers sont obligés d’emboiter le pas en reculant.
En théorie, si l’adversaire trouve le moyen de scléroser le porteur, il peut mettre trois ou quatre joueurs hors-jeu.
Les défenseurs peuvent alors gérer les joueurs entre les lignes (où l’Inter est dépeuplé), et les attaquants qui pressent sont mécaniquement poussés vers les premiers relanceurs pour les limiter. C’est en quelque sorte ce que City avait réussi à opposer à l’Inter, limité offensivement lors de la finale de 2023, avec un Brozovic et un Çalhanoğlu ciblés par City et son 4-2-4.
— ptvids (@primertoquevid) June 12, 2023
Mais l’Inter a encore évolué depuis son épopée 2023, et propose des schémas toujours plus variés. Reproduire ce qu’a fait City est tentant, mais comment s’accorder collectivement (qui prend qui ? et où ?) sur une idée défensive générale face à autant de variations ?
L’égalisation à 2-2 de Mkhitaryan est consécutive à un temps de jeu de 14 passes, dont aucune ne pénètre véritablement le bloc Turinois. Pour autant, avec cette ligne d’attaque fournie qui pèse sur la défense, les Interistes font reculer petit à petit bloc adverse, jusqu’à se trouver en position de finir, sur le seul véritable moment de pénétration. Dans une position entre relayeur droit et attaquant axial droit de ce 4-1-5 ou 4-1-2-3, Pavard trouve en une touche un angle à quasi 90° pour servir Miki lancé, légèrement dans la course.
En une minute, l’Inter bouleverse plusieurs fois son organisation. Locatelli et McKennie ne savent plus qui marquer. Face à cinq attaquants, la Juve ne peut pas jouer le hors-jeu et avancer son bloc. L’Inter finit par trouver la passe intérieure et score, tout en bénéficiant de l’aide de Di Marco et Dumfries, qui mobilisent la défense de la Juve.
Système absurde pour organisation calquée
À priori en 3-1-4-2, l’Inter déploie allègrement des systèmes tout à fait différents, pour faire dérailler les animations défensives de ses adversaires.
De prime abord, 4-0-2-4 et 4-1-5 sont des organisations qui n’ont aucun sens, et qui bafouent les principes les plus élémentaires de toute organisation offensive.
On comprend cela dit – en se penchant sur le rapport de force entre l’animation offensive (et la transition défensive…) de l’Inter, face à l’animation défensive (et la transition offensive…) de la Juve – qu’une organisation offensive n’a de sens que dans le contexte de l’organisation qui lui est opposée.
Les entraineurs se livrent une guerre stratégique, qui impose d’aller assez loin au-delà des limites d’un modèle forcément maitrisé par l’adversaire, pour littéralement se désorganiser, parfois aux frontières de l’absurde.
Ainsi, les décisions instantanées des joueurs : passer à l’intérieur plutôt que dans le dos, ou avancer, plutôt que de contrôler une course profonde, peuvent être aussi fatales que décisive. Rendant les marges toujours plus fines.
Mécanisme vs Organisme
Le match Conte – Inzaghi revêt une portée symbolique, tant le charismatique entraineur du Napoli incarne (peut-être à tort…) ce football fluidement mécanisé qui a charmé l’Europe, de Londres à Turin, en passant par Milan, sans oublier sa Nazionale lors de la précédente décennie.
Dans un jeu en constante évolution, ce style maitrisé semble être en obligation de mutation vers une formule moins rigide.
Il sera très intéressant de voir comment l’Inter - qui devrait être à l’initiative du jeu, attaquera et sera défendu dimanche soir - par le leader de Serie A, dans un match au sommet.